« ... Ne nous vengerons-nous donc pas ? »

Publié le par David CASTEL






publié le lundi 6 février 2006

Uri Avnery
 
SI L’ON veut comprendre ce que les Palestiniens ont fait le jour de l’élection, on doit voir le film « Paradise now », qui a été nominé pour un Oscar du meilleur film étranger, après avoir reçu plusieurs prix internationaux prestigieux. Ce film l’explique mieux qu’un million de mots.

Ses auteurs - le scénariste-réalisateur, Hani Abu-As’ad, de Nazareth, et les acteurs, sont palestiniens. (Amir Harel, un des producteurs, est israélien juif.)

Les deux personnages principaux, Saïd et Khaled, sont des kamikazes. Le film soulève une question qui préoccupe tout le monde en Israël, et peut-être même dans le monde entier : Pourquoi l’ont-ils fait ? Qu’est-ce qui fait qu’une personne se lève le matin et décide de se faire sauter au milieu d’une foule à Jérusalem ou à Tel-Aviv ? Et certains se demandent aussi : Qui sont-ils ? Quelle est leur histoire ? Comment en sont-ils arrivés là ?

Aujourd’hui, bien après qu’il eut été réalisé, le film soulève une autre question : pourquoi la grande majorité des Palestiniens ont-ils élu le groupe même qui envoie ces gens se faire exploser ?

Le film répond à ces questions. Pas par des slogans, ni des discours de propagande, pas plus que de façon académique. Il ne prêche pas, ne défend pas et ne dramatise pas. Il raconte une histoire. L’histoire dit tout. Et, étant donné que peu d’Israéliens vont le voir, je me permets de faire ce qu’en principe on ne doit pas faire : raconter le film presque jusqu’à la fin.

LA PREMIÈRE scène crée l’atmosphère : Souha, une belle jeune femme palestinienne de bonne famille, élevée en France, s’approche d’un barrage, un des innombrables barrages routiers qui couvrent la Cisjordanie. Elle est face à un soldat rébarbatif, au visage moustachu sous un casque de fer, revêtu d’un gilet pare-balle. Leurs regards se rencontrent. Il ne parle pas. Il la regarde de haut en bas et de bas en haut. Il fouille son sac lentement, lentement. Ils se fixent dans les yeux.

Quand il a fini, il fait le geste de lui rendre ses documents. Quand elle va pour les prendre, il soulève la main. Qu’elle fasse un effort. A la fin, sans un mot, il lui donne l’ordre, par un mouvement de tête, de partir.

Quelques minutes à peine - des minutes pendant lesquelles sont réunies l’humiliation totale, la peur mutuelle et la haine. Le spectateur a l’impression que la femme est sur le point de se faire exploser. Mais rien ne se passe. Elle s’en va.

...Deux jeunes gens, d’une vingtaine d’années, à Naplouse, la ville au centre de la Cisjordanie septentrionale. Pratiquement sans emploi comme la plupart des jeunes de Naplouse. Ils n’ont pas d’avenir. Pas d’espoir. Même pas de rêves. Ils ne peuvent rien faire pour aider leurs familles sans ressources. Ils sont au fond du trou, dans un mélange d’ennui, de frustration, de désespoir. Même la tasse de thé qu’un garçon servile mais entêté leur vend pour 20 cents est froide.

Ils sont barbus, mais pas fanatiques. Religieux comme tout le monde, pas plus. Ils sont nés sous l’occupation et vivent sous l’occupation. Naplouse est entourée de tous côtés par des barrages. Il n’y a pas de travail. Rien. Seulement abandon et pauvreté déprimante. L’occupation domine leur vie. Tout commence avec l’occupation, tout finit avec elle.

...L’un d’eux, Saïd, rencontre Souha. Quelque chose passe entre eux. C’est alors que les deux garçons reçoivent le message : vous avez été choisis. Demain vous ferez un attentat-suicide à Tel-Aviv.

...Un immeuble abandonné sert de quartier général au mouvement clandestin. Préparations finales : les barbes sont rasées. Les cheveux coupés. Les jeunes gens mettent de beaux costumes. On les prend en photo. Quelques paroles d’encouragement, sans pathos, de la part du chef, un « homme recherché » qui est une légende vivante (encore en vie). L’attaque est en représailles à « l’assassinat ciblé » d’un camarade.

Les deux regardent silencieusement mettre leurs ceintures explosives. On les avertit que ces ceintures ne peuvent pas être enlevées sans exploser. Un moment à glacer le sang : les deux se voient en photo sur les posters qui seront exhibés après l’action.

...SUR LA route. La barrière est coupée. De l’autre côté, une jeep de l’armée s’approche soudain. Khaled rebrousse chemin à travers la brèche, Saïd continue son chemin à l’intérieur d’Israël. Il arrive à une station de bus, attend, voit une femme jouant avec son petit enfant. Le bus arrive. La femme et l’enfant montent dedans. Au dernier moment, Saïd hésite, fait signe au conducteur de partir - sans lui.

...Chez les camarades, c’est la panique. Où est Saïd ? A-t-il déserté ? Les a-t-il trahis ? S’est-il enfui ? Ils le cherchent partout. Saïd, portant toujours la ceinture explosive, revient secrètement à Naplouse, et cherche Khaled. Il tombe sur Souha. Alors qu’ils s’embrassent, Souha dit que ce n’est pas la bonne méthode, qu’on ne tue pas des civils, que ce n’est pas ainsi qu’on se libèrera de l’occupation. Mais Saïd supplie le chef de le reprendre, de lui donner une seconde chance. Un détail important apparaît : le père de Saïd avait été un collaborateur et avait été exécuté. Saïd veut effacer la terrible tache, la honte qui le poursuit depuis son enfance. « C’était un homme bon, mais faible », dit-il. « Les Israéliens ont exploité sa faiblesse. C’est eux qui sont à blâmer. »

...Finalement, les deux camarades arrivent à Tel-Aviv. Pour les deux jeunes gens de Naplouse, Tel-Aviv semble être sortie d’un autre monde - brillant, riche, inaccessible. Des gratte-ciel. Des filles en bikini. Des gens s’amusant sur la plage.

Au dernier moment, Khaled doute et essaie de convaincre Saïd d’abandonner la mission. Mais Khaled retourne à Naplouse, seul. Saïd continue pour venger la mort de son père.

...Dernière scène : Saïd s’assoit dans le bus, entouré de soldats et de civils. La caméra se concentre sur ses yeux. Les yeux remplissent l’écran. Nous sommes pétrifiés par ce qui va arriver dans un moment...

Tout cela est raconté dans un langage cinématographique sobre. Il n’y a presque pas de déclarations. Mais une histoire banale, avec même des moments légers : Khaled récite son message d’adieu devant la caméra vidéo, la caméra ne marche pas bien, il doit répéter le message émouvant, encore et encore. Les camarades attendent debout, en mangeant. Il les regarde, s’arrête et doit encore recommencer, et encore. Un intermède comique.

J’AI OBSERVÉ le visage des gens à la sortie de la cinémathèque de Tel-Aviv après la séance. Ils étaient silencieux et pensifs. Pour la première fois de leur vie, ils avaient vu les terroristes qui les tuent. Qui se font exploser parmi des enfants, des hommes et des femmes. Ils avaient vu des jeunes gens ordinaires, qui se comportent et réagissent comme des gens ordinaires. Ils avaient vu l’occupation de l’autre côté, du côté de l’occupé.

J’étais assis dans la salle de cinéma éteinte, et me suis trouvé dans une situation tout à fait paradoxale. Nous, les victimes visées, qui aurions très bien pu être assis dans le bus, avons tout vu à travers les yeux de notre meurtrier. Une pensée nous traverse : que la force n’y pourra rien. Si nous tuons ces deux-là, deux autres prendront leur place. La barrière en retiendra quelques-uns, mais pas tous. Les services de sécurité, avec l’aide des collaborateurs, empêcheront quelques-unes des attaques, mais ils ne pourront pas les empêcher toutes - et les enfants des collaborateurs viendront pour les venger. Tant qu’il y aura des gens comme ceux-là, qui grandiront dans de telles conditions, il y en aura toujours qui atteindront leurs cibles.

Le film ne donne pas de solutions. Il ne prétend même pas être équilibré. Il nous met en face d’une réalité que nous ne connaissons pas, depuis un angle auquel nous ne sommes pas habitués - et il nous torture avec la tension d’une émotion conflictuelle.

Et peut-être aussi il nous incite à envisager une solution qui conduirait Saïd et Khaled à changer de direction. Une solution qui mette fin à l’humiliation, à l’écrasement de la dignité personnelle et nationale, au dénuement et au désespoir.

QUELQUES jours plus tard, j’ai vu un autre film, nominé pour les Oscars, le film très apprécié de Steven Spielberg, « Munich ». Il se trouve que je l’ai vu en Allemagne, non loin de Munich même.

En quittant le cinéma, mon hôte allemand a voulu savoir ce que j’en pensais. Spontanément, sans réfléchir, j’ai dit ce que j’avais sans cesse ressenti : « Dégoûtant ! »

Ce n’est que plus tard que j’ai eu le temps de mettre en ordre les impressions que j’avais accumulées au cours de ce très long film. Qu’est-ce qui m’avait tellement dégoûté ?

Avant tout, le style Spielberg, une combinaison de la plus haute technique cinématographique et du contenu culturel le plus bas. Il a des prétentions à la profondeur, avec des aperçus nouveaux et révélateurs, mais, au fond, ce n’est rien d’autre qu’un Western américain où les bons assassinent les méchants et où le sang coule à flots.

Certains hommes politiques juifs ont protesté contre le film parce qu’il mettait au même niveau les « terroristes » et les « vengeurs ». Et certes, à plusieurs reprises dans le film, les « terroristes » ont pu prononcer quelques phrases pour leur défense, sur l’injustice qui leur a été faite par les Juifs et sur leurs droits à une patrie. Cela n’est qu’un faux-semblant, une apparence, afin de donner une impression d’équilibre. Mais, dans le rappel de l’attaque de Munich - dont des séquences sont montrées à travers le film - les Arabes apparaissent comme des créatures misérables, laides, débraillées, lâches, tout le contraire d’Avner, le vengeur israélien qui est beau et correct, courageux et bien mis - en bref le plus jeune frère d’Ari Ben Canaan, le superman d’« Exodus ».

Les Arabes n’ont pas d’états d’âme mais les Israéliens ont des scrupules entre chaque meurtre. Ils hésitent tout le temps quand ils font sauter/tirent sur/ détruisent une de leurs cibles - ce qu’ils ne font, bien sûr, qu’après s’être assurés de la sécurité de l’épouse et des enfants de la victime. Ce ne sont pas seulement des tueurs, mais des tueurs juifs. Comme l’exprime un slogan satirique israélien : « On tire et on pleure. »

La présentation de l’affaire elle-même relève de la manipulation. Elle cache au spectateur des faits très significatifs. Par exemple :

-  Que les autopsies montraient que neuf des onze athlètes israéliens avaient été tués par les balles de policiers allemands dont l’impréparation était pathétique. (Les rapports d’autopsie sont restés secrets jusqu’à aujourd’hui, tant en Israël qu’en Allemagne. Mais une personne aussi puissante que Spielberg aurait pu en avoir connaissance.)

-  Que c’est Golda Meir et ses collègues allemands - grands héros les uns et les autres - qui ont scellé le sort des otages, quand ils ont rejeté les demandes des kidnappeurs de les envoyer dans un pays arabe, où ils auraient sûrement été échangés contre des prisonniers palestiniens détenus en Israël.

-  Que les Palestiniens, qui ont été tués en représailles de Munich, n’avaient rien à voir à l’affaire. Le Mossad a cherché des cibles faciles et a choisi des diplomates de l’OLP en poste dans des capitales européennes, qui étaient sans aucune protection.

Mais par-dessus tout, j’ai été révulsé par la vulgarité spielbergienne qui traverse l’ensemble du film, avec des scènes de sexe explicites, à la fois gratuites et particulièrement inesthétiques.

Le film ne contribue en rien à la compréhension du conflit. Ce n’est rien d’autre qu’un banal film de gangster, que Spielberg a centré sur le conflit israélo-palestinien afin de se mettre en meilleure position pour les Oscars qui lui ont toujours échappé jusqu’à maintenant.

Article publié, en hébreu et en anglais, le 5 février 2006, sur le site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « ...Shall We Not Revenge ? » : RM/SW

Publié dans Réactions Arabes

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