«Munich», le film piégé de l’anarchiste Spielberg

Publié le par David CASTEL

Avec ce film sur les attentats de Munich, l’auteur d’«ET» dévoile enfin sa pensée.

emmanuel cuénod
Publié le 25 janvier 2006

Partons du principe qu'une fiction historique sert moins à analyser le passé qu'à délivrer une parole sur le présent. Appliquons maintenant cette logique à Munich, le dernier film de Steven Spielberg. Que découvre-t-on? Une œuvre-piège, beaucoup plus complexe et infiniment plus subversive qu'il n'y paraît au premier coup d'œil. Et si, à trop hurler avec les fantômes, les détracteurs de Spielberg s'étaient trompés de controverse?


Spielberg dirigeant les acteurs de «Munich». © DR

Munich, ou le récit d'une vengeance: l'assassinat par un commando du Mossad de plusieurs figures du groupuscule Septembre Noir suite à la prise d'otages d'athlètes israéliens par des terroristes palestiniens aux Jeux olympiques de Munich, en 1972. «Inspirée de faits réels», comme l'indique un carton du générique, la narration ne prétend à aucun moment se substituer à une version historique de ces mêmes événements. Nuance d'une importance capitale. L'enjeu du film n'est pas dans son rapport objectif avec l'Histoire mais dans la lecture philosophique qu'il livre de cette dernière.

Valse morbide de la vérité

Ainsi, il ne sera pas inutile de rappeler que Spielberg a sciemment choisi de faire débuter l'action sur le récit circonstancié de la prise d'otages et des cafouillages médiatiques qui s'en suivirent. Les journalistes ont d'abord relayé une information erronée: les onze athlètes sont en vie.

Avant de rectifier: les onze athlètes sont morts. On pourrait croire à une charge lourde contre la télévision. Il n'en est rien. Ce que montre Spielberg, à travers cette valse morbide de la vérité, c'est la valeur relative de toute information. Devant leurs écrans, Palestiniens et Israéliens réagissent de manière diverse à ces nouvelles. Mais si les cris de joie et les larmes passent d'un camp à l'autre, le montage alterné suggère quelque chose de plus troublant: de part et d'autre, on assiste à une même débauche de sentiments.

Mise à zéro des compteurs moraux, qui annonce la suite, où Palestiniens et Israéliens seront systématiquement confrontés à des thématiques communes, la haine, la violence ou encore le droit au territoire.

Il faudra attendre plus d'une heure - le temps de montrer la formation du commando du Mossad et les premières «éliminations» des têtes pensantes de Septembre Noir - pour comprendre que cette vision unificatrice (dans le sang, les larmes et la douleur) ne découle pas d'un humaniste naïf mais bien d'une pensée politique que Spielberg a longtemps dissimulée sous l'aspect spectaculaire et hollywoodien de ses productions.

Audacieux et souterrain

Le choc intervient avec l'apparition d'un personnage secondaire, entité grise surnommée (c'est terrifiant) «Papa» et incarnée à l'écran par Michael Lonsdale. Qui est-il? Un ancien résistant français. Que fait-il? Il livre des informations, des armes et des planques à différents groupes non-gouvernementaux.

Alors que, plus tôt dans le récit, Spielberg avait donné à Golda Meir le rôle symbolique d'une «maman» - confiant à un jeune agent du Mossad, Avner, la direction du commando et, partant, la protection de la nation -, il confère maintenant au «père» la tâche de transformer ce «fils de la patrie» en individu autonome. Au cours de sa conversation avec Avner, «Papa» mettra ainsi sur un même plan tous les gouvernements, qu'ils soient israéliens ou palestiniens, américains ou russes.

Parole libertaire. «Papa» a le sens de la «famille», de la «tribu», mais pas de l'«Etat». En cela, il renvoie à une longue série de personnages sbielbergiens, du couple de fugitifs de Sugarland Express, l'un de ses premiers métrages, à l'«homme sans passeport» de Terminal.

Les derniers plans de ­Munich, panoramique new-yorkais qui glisse du bâtiment de l'ONU aux tours recréées numériquement du World Trade Center, rendent le personnage principal à son statut de citoyen du monde et à l'idée que ce monde court à sa perte. Donc à «Papa l'anar» plutôt qu'à «Mère-patrie». C'est au final la seule véritable controverse soulevée par ce film audacieux et souterrain: devenir apatrides nous rendra-t-il vraiment plus humains?

Hollywood/Pathé Balexert/Europlex
Les Rex/Europlex Rialto Servette.


Cinéaste et funambule

Commentaire

Emmanuel Cuénod, rubrique culturelle

Tordons le cou à un cliché: Steven Spielberg n'est pas – et n'a jamais été – simple à comprendre. Cinéaste passionnant, il est père d'une œuvre faite de contradictions, de tensions morales, de zones d'ombre et de coups d'éclat. A lui seul, Munich pourrait d'ailleurs résumer l'ensemble de son cinéma.

L'audace la plus folle – magnifique scène d'amour entre un homme et une femme enceinte, ton de l'ensemble, violence inattendue du propos – y côtoie d'étranges fadeurs intellectuelles – sacralisation du couple, scène d'unité des peuples à travers la musique américaine, etc.

Une même séquence – un assassinat – peut s'y trouver filmée une fois de façon spectaculaire et complaisante, une autre fois de manière froide, distante, justement cruelle. Tout tient pourtant dans un équilibre miraculeux. Spielberg est un funambule à Hollywood. Une ombrelle dans une main, l'autre battant désespérément le vide, il semble toujours sur le point de chuter. Et pourtant, seul sur sa corde, il continue de danser.

Publié dans Critiques film France

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P
merci de la pertinence et de l'intelligence de vos critiques, parmi les rares à ne pas caricaturer un film courageux malgré ses quelques faiblesses, et qui a le mérite de se colleter avec des questions cruciales. Réussir un film grand public, avec une telle maestria cinématographique, sur un tel sujet, était une gageure. Un exemple pour le cinéma français actuel, qui a tant de mal à opter entre "les bronzés" nouvelle version ou des oeuvres nombrilistes, seulement accessibles à quelques happy few...
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